Maux et mots : qu’aurions-nous fait sans les mots ?

Photo de Suzy Hazelwood sur Pexels.com

 À présent que nous sommes sortis du confinement, mais alors que pèse l’hypothèse d’un retour dans cet enfermement, comment avons-nous traversé cette épreuve, nous écrivains publics ? Voyageurs des mots, nous avons conservé nos outils à disposition, les mails, le téléphone, les vidéos. Pour écrire les souvenirs d’un très vieux monsieur, il me fallait cependant traverser quelques rues pour le rejoindre. Je ne le pouvais plus. Et pas question de se mettre à Skype… J’avais rédigé quelques chapitres et allais me mettre à l’écoute de ses souvenirs de jeune homme, après avoir fini le récit d’une enfance difficile, passée à l’étranger, très loin d’ici. Nous nous étions apprivoisés peu à peu, si différents car séparés par de longues décennies, mais nous réunissaient d’évidentes similitudes : le goût du récit, le plaisir du mot juste, le désir d’appréhender la vérité et de la transmettre. Je ne communiquais plus qu’avec son fils, persuadée que nous nous retrouverions plus tard, lorsqu’enfin la vie normale aurait repris. Pendant quelque temps, trop prise par le quotidien si étrange, les livraisons de toutes sortes de denrées à domicile, le souci des leçons à donner aux petits-enfants privés d’école (j’avais contrevenu sans trop de difficultés aux préconisations du professeur Delfraissy…), je n’ai plus eu de ses nouvelles et le temps a passé, étonnamment vite. Nous venions de sortir du confinement lorsque j’ai appris qu’il était parti pour toujours. J’ai eu le sentiment d’un grand vide, ce qui est surprenant car nous nous connaissions depuis peu. Sans doute le fait d’avoir écrit pour lui, d’avoir travaillé et cherché, pour lui, les mots qui deviendraient les siens et porteraient son histoire m’avait conduite dans une intimité qui n’avait rien à voir avec celle d’une rencontre ordinaire, une sorte d’intimité à caractère professionnel, en fait comparable, peut-être, à celle d’un médecin avec son patient, qui sait ? Le covid avait frappé, m’avait épargnée, mais avait laissé son empreinte.

La maladie mortelle se manifesta à nouveau lorsqu’un dimanche, tôt le matin, mon téléphone sonna. Une femme inconnue, en pleurs, me demandait d’écrire le discours qu’elle prononcerait pour l’enterrement de son frère, décédé du virus. Cela me sembla épouvantable, je n’eus cependant pas le cœur de refuser et me mis à la tâche. Je fus touchée des remerciements de cette femme, mais me mis à souhaiter qu’enfin cela s’arrête et que mon métier prenne un tour moins triste.

En parallèle, j’avais pu continuer à donner quelques cours de français à des élèves rompus – mais pas tous et ce fut une découverte -, aux techniques modernes de communication. Bastienne, en seconde, m’envoyait ses dissertations par mail et je les corrigeais chaque semaine. En revanche, mon élève de cinquième, Hamid, avait disparu : pas d’internet, plus de téléphone, plus de cours. D’une voix embarrassée, sa mère m’avait dit qu’ils partaient. Pour quelle destination ? Était-ce vrai ? Je ne l’ai jamais su.

Ainsi, le confinement, parce qu’aucun des moyens de communication ne nous ont manqué – la voix, les mots, la présence virtuelle – m’a semblé une parenthèse, une discipline qu’il fallait s’imposer. Il fallait rester cachés pour que le virus ne nous attrape pas. Et je me demandais : « Qu’aurions-nous fait sans la télévision, la radio, les journaux qui ont continué d’être livrés, qu’aurions-nous fait sans les mots ? » Et j’espérais de tout cœur que cela ne se produise jamais, perdre les mots, perdre le contact. Car cela signifiait continuer à vivre.

Extrait d’un témoignage portant sur la période du confinement rédigé pour la Lettre du Grec (Groupement des Écrivains-Conseils®) de septembre 2020

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